L’accélération de la liquéfaction de la société
La pandémie n’a fait qu’accélérer le processus de liquéfaction de la société. En effet la peur générée par la pandémie brise les relations sociales et pousse à la solitude. L’autre est perçu désormais comme une menace potentielle ce qui entraine une raréfaction du lien social. Les mesures prises par les autorités publiques favorisent d’ailleurs ce phénomène. Ainsi le télétravail isole le travailleur de ses collègues et réduit les occasions de rencontres et d’échanges. Pour les jeunes, il en est de même avec la mise en place de l’enseignement dit « distanciel » mais on s’est aperçu du manque d’efficacité du télé-enseignement1 malgré des investissements importants en matériel informatique.
Le sociologue Zygmunt Bauman a défini la « modernité liquide »2 comme étant une société basée sur une logique consumériste, seul horizon à nos existences atomisées. La perte de sens, liée à la disparition de nos repères sociaux et politiques, incite les hommes à se réfugier dans une consommation généralisée et à déserter le champ politique. Avec la pandémie, la population est soumise à une insécurité et une précarité permanente qui entrainent une perte de sens pouvant aller jusqu’à la panique. On a constaté une augmentation des troubles psychologiques dans les populations confinées. Face à l’inquiétude de la population, les médias lui serinent à longueur de journée qu’elle doit se « réinventer » pour s’adapter au changement quasi permanent de son environnement. Une autre source d’angoisse est le fait que la population est encadrée par une bureaucratie de type néolibérale mise en place par la globalisation.
À l’occasion de la gestion de la pandémie, on s’est aperçu que cette bureaucratie n’avait réussi qu’à multiplier les contrôles de la population, et fait preuve de son inefficacité dans la gestion de cette crise, notamment en France et en Europe. On s’aperçoit que cette bureaucratie néolibérale n’a pas été conçue pour gérer des crises mais uniquement pour réduire les coûts de gestion.
Enfin, Bauman a bien montré l’alliance qui se noue entre les partisans de la globalisation (le libéralisme économique) et les partisans du libéralisme culturel (les progressistes) qui prônent l’émancipation individuelle et acceptent le libéralisme de la fluidité. Cette alliance idéologique et politique va bouleverser non seulement le paysage politique mais aussi la façon de faire de la politique
Le démantèlement de la démocratie traditionnelle
Une oligarchie globalisée s’est emparée du pouvoir dans les démocraties. Pour perdurer elle continue de faire croire aux populations qu’elles sont toujours en démocratie. Les progrès de la société liquide lui permettent désormais de « fabriquer » les élections, notamment les élections présidentielles comme en France, par une poignée de « spécialistes » pour conserver le pouvoir. Si les électeurs ne sont pas satisfaits du résultat, ils ne peuvent que s’en prendre à eux-mêmes et attendre les prochaines élections pour changer la situation.
La société liquide a en effet vidé de leurs substances les organisations qui structuraient la société à savoir les syndicats et les partis politiques. Ces organisations avaient une histoire, une doctrine, une organisation, des savoir-faire, des militants, des professionnels. Elles encadraient la population. Elles ont été remplacées par des groupes de pression ultra minoritaires défendant des intérêts particuliers, ou par l’invention de « la participation citoyenne » qui associe les citoyens à des évènements éphémères : forums, débats, conventions qui sont censés faire remonter l’avis des citoyens sur tous les sujets. L’invention de la « démocratie participative » est la roue de secours de la globalisation qui en faisant semblant d’associer les citoyens aux grands choix collectifs, évite en réalité de leur poser la question par référendum.
Un nouveau système politique pour un nouveau modèle de démocratie
Les élections sont désormais fabriquées de toutes pièces pour contrôler l’orientation du vote des électeurs, tout en leur donnant l’impression d’être libre de leur choix. Pour cela il a fallu détruire le système politique traditionnel, réduire le pouvoir législatif, notamment en dévalorisant le travail des députés qui n’ont plus de poids politique. Les politiques professionnels deviennent inutiles pour remporter une élection. Le travail électoral est privatisé puisqu’il est désormais confié à des professionnels de la communication.
La disparition du système politique traditionnel
Les partis politiques structurés ont disparu avec leurs militants. La politique n’est plus un métier. Politiques et militants sont remplacés par des formations politiques éphémères, « ad hoc » pour soutenir un candidat à la présidence. L’exemple de « La République en marche » est éclairant. Elle a été constituée de toute pièce avec des politiques venant d’horizons différents (de gauche comme de droite) complétés par des gens de la société civile pour donner une majorité au président. Cette formation ne tient que par l’existence du président et disparaitra dès son départ de la présidence car il quittera probablement la politique.
Des députés « hors sol » et dévalorisés
Tout a été fait pour « liquéfier » la représentation nationale. L’idéal-type du candidat député est un représentant de la société civile, sans aucune expérience politique, n’ayant exercé aucun mandat local ou régional. Il est évident que de tels députés inexpérimentés ne doivent leur élection qu’au Président et sont facilement manipulables. Il est vrai que le principe du non cumul des mandats a pour conséquence de produire des députés « hors sol » qui n’ont plus aucun lien avec les territoires, (communes, départements, régions). Ils ignorent ce qui se passe dans leur circonscription et ils n’ont aucun enracinement dans la population. Ils disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. La dévalorisation du statut de député fait que les ténors de la politique préfèrent devenir président d’une région ou maire d’une grande ville, fonctions qui leur permettent d’exercer réellement le pouvoir.
Une privatisation de la politique
Dans le nouveau système politique, ce ne sont plus les politiques qui organisent les élections et la vie politique. Ce sont désormais des sociétés conseils en stratégie et communication qui organisent non seulement les élections mais aussi les programmes. Ces sociétés mettent en place une petite équipe de spécialistes au service d’un candidat à l’élection présidentielle pour lui proposer une campagne électorale clé en main : Elles fournissent à la fois la conception de la campagne avec les objectifs, la stratégie, les alliances, le « story stelling », les discours, les éléments de langage, mais aussi les moyens avec la recherche de financement, le plan de communication avec les relais dans les médias, la commande de sondages, l’organisation des campagnes sur les réseaux sociaux et des grands meetings. Une campagne électorale n’est plus un travail de militants mais de professionnels de la communication et de la stratégie, capables de faire élire un inconnu comme le candidat Macron en 2017 en quelques mois seulement.
Avec quelques spécialistes il est désormais possible de gagner une élection présidentielle. L’improvisation n’est plus de mise. Après l’élection du candidat, on construit une majorité avec des figurants provenant de la société civile. Quand à l’opposition, elle n’existe plus car elle a éclaté en de multiples petites formations totalement inaudibles et avec des moyens financiers insuffisants. Il est facile ensuite de les manipuler, de les diviser et de faire émerger une candidature d’opposition n’ayant aucune chance de gagner mais dont la fonction est de servir de repoussoir électoral.
Après avoir détruit les partis politiques et réduit le pouvoir des hommes politiques, l‘élite globalisée n’a plus qu’à choisir son candidat et à le faire élire avec l’aide de ces sociétés de communication. Nous sommes rentrées désormais dans une « démocratie virtuelle ». Reste à savoir combien de temps ce nouveau modèle politique pourra tenir.
Patrice Buffotot
1 Voir de Michel Desmurget : « Le confinement a fait voler en éclats l’utopie du télé-enseignement », le Figaro du 9 février 2021.
2 Zygmunt Bauman, La vie liquide, Fayard, 2023, Coll. « Pluriel ».