La France n’est pas le seul pays européen touché par ce mouvement de contestation que l’on appelle « populiste ». Il se caractérise par une révolte à la fois de la classe moyenne qui se prolétarise et de la classe populaire qui est à la limite de la survie. Cette crise sociale et politique se traduit d’abord par une « ingouvernabilité » de ces pays en paralysant tous les gouvernements en place, et ensuite par une absence de projet politique pour sortir de la crise, tant au niveau national qu’européen.
Même si cette crise présente une dimension nationale, propre à chaque pays, c’est surtout la dimension « occidentale » de la crise qui est à l’origine de la déstabilisation des sociétés européennes. Il s’agit de la conjugaison de deux idéologies puissantes, à savoir la mondialisation (ou globalisation) imposée par les États-Unis à laquelle s’ajoute l’emprise plus dangereuse de l’idéologie relativiste (appelé aussi « politiquement correct ») sur les sociétés occidentales.
Les effets de la mondialisation
C’est en effet la puissance des États-Unis caractérisée par sa capacité d’innovation qui a inventé la mondialisation de l’économie avec l’école d’économie de Chicago1. Ce sont ensuite les Think tanks qui ont conçu sa mise œuvre tandis que les cabinets de lobbyistes ont réussi à la vendre aux politiques. Le président Ronald Reagan l’a imposée au cours de ses deux mandats présidentiels de janvier 1981 à janvier 1989 avec l’aide de Margaret Thatcher, Premier ministre britannique de mai 1979 à novembre 1991. On assiste à une indéniable victoire idéologique anglo-saxonne puisque le modèle s’est imposé même aux anciens pays du bloc soviétique et à la Chine. Quant aux technocrates européens, ils ont appliqué à la lettre les principes de la mondialisation en faisant de l’UE un vaste marché ouvert à tous vents, à la différence des États-Unis qui conservaient des moyens pour se protéger contre la concurrence.
Le paradoxe, c’est que les deux puissances qui ont initié cette mondialisation ont brutalement décidé de s’en retirer. C’est le nouveau président des États-Unis Donald Trump qui dès son entrée en fonction en janvier 2017 déclare rompre avec les principes de la mondialisation et du multilatéralisme, pour défendre l’économie américaine qui devenait perdante dans le cadre de ce vaste marché mondial.
Quant aux Britanniques, ils décident par référendum en juin 2016 de quitter l’Union européenne (le fameux « Brexit ») pour retrouver leur indépendance de décision. Les Européens sont désarçonnés par ces deux décisions et continuent comme si rien ne s’était passé, ne trouvant pas de solution à cette grave crise du modèle économique.
Les conséquences du relativisme
Il est évident que la mondialisation a eu des conséquences sur la culture de la vieille Europe, dans sa capacité à assumer son identité propre et à incarner dans le monde la figure de l’universel. Paul Valéry avait déjà écrit avant guerre : « Le capital de notre culture est en péril » et constaté que « les progrès de cette désagrégation sont évidents »1. Depuis la situation s’est aggravée. En effet la doctrine relativiste s’est développée au sein des universités américaines puis européennes. Elle s’est ensuite diffusée au sein des sociétés occidentales où elle a notamment contribué à propager, avec l’aide des médias, ce que l’on appelé plus communément le « politiquement correct ». Ce phénomène a contribué à un lent travail de déconstruction de la société qui réduit à néant les raisons du fameux « vivre-ensemble » et mine à terme les bases de la démocratie2. Son développement semble ne plus connaître de limites au point de détruire toute réflexion scientifique au sein des universités occidentales. Ce phénomène risque d’assécher non seulement toute innovation intellectuelle mais aussi de s’attaquer aux principes même de nos démocraties. Cette idéologie jointe à celle de la mondialisation, participent toutes deux activement à la fragmentation des sociétés occidentales.
Vers une société fragmentée ?
La conjonction de la mondialisation et du relativisme a provoqué un processus de fragmentation de nos sociétés. Le sociologue anglo-polonais Zygmunt Bauman (1925-2017) a montré que notre société devenait une société « liquide » en opposition à la société solide existante à travers plusieurs ouvrages à la fin des 903. Pour lui la société liquide est une société de consommation fragmentée reposant sur l’individu, isolé et sans repères car la société ne lui fournit plus aucun cadre de référence contraignant. À la différence de la société solide dans laquelle les institutions étaient stables, la société liquide produit une liquéfaction de nos institutions ce qui engendre la peur et l’angoisse chez les individus4. La conséquence de cette désintégration culturelle est de produire des citoyens qui ne savent plus penser et deviennent alors imprévisibles dans leurs réactions. Personne ne peut dire comment arrêter ce processus de fragmentation.
Les responsables politiques doivent s’attaquer à ces deux idéologies pour bloquer cette fragmentation. Mais quel responsable politique aura le courage de se mettre au travers de cette machine de destruction massive et d’aller au devant des opinions publiques dont une partie reste acquise à ces idéologies ? Si l’on attend trop longtemps, la société sera tellement fragmentée qu’il sera alors impossible d’enrayer le processus de décomposition des sociétés de l’Europe occidentale qui disparaîtra alors de la scène internationale.
Patrice Buffotot
1 Les figures les plus importantes sont Milton Friedman, Georges Stigler, Gary Stanley Becker et Robert E.Lucas tous prix Nobel. Voir sur l’histoire de l’école de Chicago : Johan Van Overtveldt, The Chicago School : How the University of Chicago Assembled the Thinkers who Revolutionized Economics and Business, Chicago, AB2 Book Agate Publishing, 2007. 432 p.
2. Paul Valéry, « La liberté de l’esprit » in Regards sur le monde actuel, Paris, Stock, 1931. 216 p.
3. Voir notamment de Jacques Rollet, Le tentation relativiste ou le démocratie en danger, Paris, Editions Desclée de Brouwer, 2007. 246 p.
4. Work, Consumerism and the New Poor, Buckingham : Open University Press, 1998. 106 p.
5. Voir Le présent liquide, peurs sociales et obsession sécuritaire. Paris, Seuil, 2007. 143 p.