La science politique au défi du bien commun (5/5): sécularisation et laïcité

[Retrouvez ici la quatrième partie de cet article]

Alors que la laïcité en France relève de la politique, la sécularisation relève de la sociologie et de la science politique. Ainsi la religion depuis la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’Etat (13) relève du droit privé. Et on entend communément en France : « La religion relève de la vie privée » , ce qui est juridiquement vrai et sociologiquement faux. C’est juridiquement vrai depuis 1905, mais du point de vue du sociologue, la religion est un phénomène public et ce n’est pas Émile Durkheim qui aurait dit le contraire. Pourtant les « laïques » purs et durs qui tiennent ces propos sur le caractère privé se réclament plus souvent de Durkheim que de Weber. Le christianisme, catholique ou protestant, est présent dans les villes et villages de France. Chaque commune a son église qui est le plus souvent au centre du village. Les rassemblements pour la prière, que ce soit la messe ou le culte sont visibles. Si l’adhésion est personnelle, la pratique est publique et il faut noter que : personnel ne signifie pas privé…

La sécularisation porte sur le fait qu’il n’est pas nécessaire de faire appel à Dieu pour pratiquer les sciences, pour instituer l’école, pour gouverner un pays. Elle ne signifie pas pour autant que l’autonomie de l’homme soit négatrice de valeurs que tout homme est appelé à respecter. Comme nous avons eu l’occasion de le montrer, les Droits de l’homme sont l’objet d’une révérence dont témoignent les textes qui les « déclarent » et ne les créent pas.

Il s’agit donc de savoir pour notre réflexion sur le bien commun, ce qu’il faut entendre par: neutralité du politique, en société sécularisée. Un ouvrage paru en anglais en 2011 : The power of religion in the public sphere (14) fait intervenir Jürgen Habermas et Charles Taylor qui, tout en étant finalement assez proches, font cependant état d’une différence de traitement concernant le discours de type religieux. Habermas a connu une évolution dans son rapport à la religion : alors que son grand ouvrage Théorie de l’agir communicationnel, paru en 1981 en Allemagne, témoignait d’une indifférence à la religion dans sa vision d’une société moderne, L’avenir de la nature humaine paru en Allemagne en 2001 rend un autre son. (15)

Habermas pense que la Bible peut nous donner des enseignements sur l’homme. Il évoque à ce sujet l’apport du livre de la Genèse (16). Habermas pose cependant une condition : le croyant doit transposer son discours religieux en termes séculiers pouvant entrer dans le débat argumenté. Si cette condition n’est pas remplie, le discours religieux n’est pas compréhensible car il demande alors une adhésion relevant de la foi.
Charles Taylor exprime son désaccord sur ce point en déclarant que celui qui se réclame de Marx ou de Kant est tout autant situé que celui qui se réclame du christianisme. Il a selon lui des présupposés qui ne sont pas moins lourds. La question peut se discuter au moins en ce qui concerne la référence à Kant, dans la mesure où ce dernier émet des maximes universelles.

Mais l’apport de Taylor est à notre avis incontestable à propos de l’idée de « consensus par recoupement ». On sait que cette notion Overlapping consensus est dûe à Rawls. Ce dernier propose dans son ouvrage Le libéralisme politique que dans les sociétés démocratiques, les citoyens s’entendent sur des valeurs communes même s’il en ont chacun des justifications philosophiques ou religieuses différentes. Taylor pense que ce consensus, pour inévitable qu’il soit, est insuffisant. Il faut parvenir à un accord positif sur des convictions qui deviennent alors communes. Autrement dit, il ne s’agit pas d’en rester à la neutralité mais de viser ensemble un bien véritable permettant de faire grandir le vivre-ensemble. Cela suppose de reconnaître que nous sommes constitués par une histoire, une tradition, une religion et pas seulement par les principes de base que sont la démocratie, les droits de l’homme et l’égalité.

Nous pensons que la remarque de Taylor est juste et rejoint les attentes concernant l’élaboration d’un bien commun. Cela ne remet pas en cause la proposition d’Habermas. Il faut la prendre comme socle d’une élaboration. Il est incontestable que les chrétiens pour prendre un exemple d’appartenance religieuse, doivent dire quelle est leur conception de l’homme, de la morale, en termes rationnels qui puissent être compris par un interlocuteur non-croyant. Taylor reconnaît d’ailleurs ce point mais il est tout autant incontestable qu’on ne peut pas se contenter de déclarer que nous sommes dans des sociétés pluralistes dans lesquelles chacun promeut ses valeurs parce qu’aucune ne peut s’imposer.

C’est ce que pense un auteur comme Max Weber qui théorise cela en parlant de  » guerre des dieux « . Les valeurs s’affrontent parce que personne ne peut déclarer que l’une est plus valable que l’autre. C’est également ce que pense Isaiah Berlin dans son texte Éloge de la liberté (17). Berlin justifie sa position en déclarant que les valeurs sont inconciliables entre elles, d’où la nécessité du pluralisme, mais il ne donne pas d’exemples concrets de ce caractère inconciliable des valeurs. Prenons un exemple souvent mis en avant par les partisans de ce pluralisme : la liberté et l’égalité seraient inconciliables. Nous ne le pensons pas car ce n’est que dans l’hypothèse égalitariste qu’il y a problème.

Si l’on entend par égalité, la similitude totale, alors la liberté est sacrifiée car il faut réaliser par la force cette similitude. On sait ce que cela a donné dans les régimes communistes du XXème siècle… Mais il n’y a pas incompatibilité si on entend par égalité, l’égalité des droits et l’égalité des chances. Cet exemple appelle d’autres tests. L’échange d’arguments rationnels selon la méthode d’Habermas permet d’avancer dans la résolution de problèmes apparemment insolubles. En retour nous pensons avec Taylor que ce que nous appelons le bien commun suppose un accord sur ce qui constitue les raisons d’être d’une vie en commun dans une même société civile et politique. Il s’agit d’identifier les traditions qui ont édifié la société. Il n’est pas douteux par exemple que le christianisme est l’élément déterminant avec la philosophie grecque et le droit romain, de la constitution de l’Occident. Allons plus loin : les Droits de l’homme auraient-ils été déclarés aux XVIIIe et XXe siècles sans la culture chrétienne qui a imprégné la France, les États-Unis et les autres sociétés qui les ont adoptés ?

Nous sommes conduits par tout ce qui précède à réaffirmer le lien indissoluble entre la loi naturelle et le bien commun. C’est parce qu’il est possible d’aboutir par la raison à l’affirmation qu’il existe une essence de l’homme que l’on peut parler de loi naturelle. Faisons le lien avec la morale kantienne chère aux tenants de la modernité que sont des philosophes tels que Luc Ferry et Alain Renaut.

L’universalité à laquelle Kant convie chacun dans ses maximes de la Métaphysique des mœurs est-elle fondée autrement que par le recours implicite à l’idée d’une commune nature humaine ? En effet : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle »  est une affirmation qui ne peut être fondée que si l’universalité n’est pas seulement formelle mais réelle ; cela suppose une commune nature humaine. C’est elle qui est universelle. Et cela fonde le deuxième impératif kantien : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen ».

C’est bien parce que l’autre est un homme que je ne peux le traiter comme un instrument pour mes fins. C’est bien le fait qu’il existe une nature humaine qu’on peut appeler : une essence, qui rend valides les impératifs kantiens. L’autonomie de l’homme dont parle Kant est fondée sur la loi naturelle qui est universelle. Ajoutons contre les interprètes qui identifient autonomie de la volonté avec le relativisme de la formule : « C’est mon choix » que Kant dans Doctrine de la vertu déclare : « Moins l’homme peut être contraint physiquement et plus il peut l’être en revanche moralement, plus il est libre ». Il précise que la contrainte morale est celle du devoir. Implacable est la démonstration kantienne selon laquelle l’autonomie de la volonté est d’autant plus grande qu’on obéit davantage au devoir ! (18). L’autonomie selon Kant renvoie à l’idée thomiste selon laquelle l’homme est sa propre providence pour lui-même et pour les autres lorsqu’il discerne ce que la loi naturelle attend de lui.

Nous pouvons à présent revenir à notre objet : le bien commun en contexte de sécularisation. Il doit être discerné dans le cadre d’une réflexion séculière, c’est-à-dire avec les ressources de la raison établissant ce qui est bon pour l’homme en société. On peut reconnaître que la liberté et l’égalité sont des valeurs à promouvoir dans le cadre du respect de ce qu’est la nature humaine. L’homme est un être doué de raison et de volonté qui s’exercent en situation corporelle le situant comme homme ou femme. L’homme n’a pas un corps ; il est son corps. Merleau-Ponty et Gabriel Marcel (19) ont beaucoup insisté sur ce point.

Il en résulte que l’idée même de mariage entre personnes du même sexe est un non-sens, un oxymore au plan littéraire dans la mesure où ma corporéité me situe comme homme ou femme; le mariage est la création d’un couple pouvant donner naissance à des enfants qui ne peuvent être conçus que dans l’union d’un homme et d’une femme. Le bien commun de chacun et de tous ne peut être édifié sur une négation de la nature humaine. Il est significatif qu’un auteur comme Habermas fasse retour à l’idée de nature humaine et refuse à cause de cela le diagnostic pré-implantatoire. Pour lui la nature humaine implique qu’on ne puisse programmer les caractéristiques physiques d’un enfant. Ceci doit être laissé à l’union de l’homme et de la femme. Habermas est un tenant de la rationalité et de l’universalité kantienne. Il faut d’autant plus l’écouter quand on se veut moderne et rationnel…

Une politique qui prétend faire le bonheur des individus et des couples en niant les donnés de base de l’humanité ne peut que les conduire dans l’errance. Nous sommes invités à reconnaître la sagesse d’Aristote: on ne peut séparer la question du bien commun de celle du meilleur régime politique. Et l’idée de meilleur régime implique la catégorie du bien et pas seulement du juste. A cet égard les critiques de Sandel et de Taylor à l’égard de Rawls sont justifiées (20). On ne peut s’en tenir au procédural, il faut passer au substantiel. Les tenants du relativisme ne sont pas cohérents à cet égard. Ils parlent sans cesse de progrès de l’humanité pour justifier leurs revendications sans jamais dire en quoi il y a progrès car cela les obligerait à parler de façon non relativiste.

La nécessité de passage au substantiel apparaît dans la question des signes religieux à l’école. Il n’ y avait pas de problème tant que les signes dits : religieux, étaient  une petite croix ou une kippa. C’est le voile qui a posé question et on ne peut comprendre pourquoi si l’on fait abstraction de ce qu’il connote : la soumission et l’infériorité de la femme. On évite de poser le problème pour ne pas apparaître islamophobe pour reprendre un terme qui nous vient des mollahs iraniens… La loi de 2004 ne peut s’expliquer autrement. Se préoccuper du bien commun implique l’énonciation des conceptions du monde, de l’homme et de la société; cela implique également un jugement sur les religions, sur la manière dont elles reconnaissent la valeur de l’argumentation rationnelle, dont elles respectent la liberté individuelle, le droit de croire ou de ne pas croire.

Conclusion

Au terme de ce parcours qui nous a conduit de la science politique au bien commun en passant par l’étude du phénomène totalitaire, il nous possible de dégager quelques éléments de conclusion. Nous nous inscrivons, il faut le dire d’emblée, dans la logique du « monde 3 » de Karl Popper (21). Il entend par cette formule mystérieuse le monde objectifs des représentations forgées par la culture. Notre système de représentations est lié à notre culture philosophique et politologique. Dans le monde anglo-saxon, le lien entre la philosophie politique et la science politique est plus assumé et plus net qu’en France. On y constate également un retour à l’idée du bien naturel en philosophie morale. Ainsi l’éthicienne britannique Philippa Foot a  écrit un ouvrage qui porte ce nom (22). Il semble bien que les sociétés qui se réclament de la démocratie ressentent de plus le besoin de revenir à des régimes politiques fondées sur des valeurs, dans un cadre non relativiste. La situation politique en France illustre ce donné de façon dramatique.

Il apparaît donc que la question du meilleur régime est appelée à concerner non seulement la philosophie politique mais également la science politique, qui ne peut plus se contenter de décrire ce qui se passe sans prendre position. L’ensemble de notre développement l’a établi mais il faut aller plus loin en référence à notre étude du totalitarisme. Comme l’a montré Claude Lefort en s’inspirant de Tocqueville et de son diagnostic sur l’état social démocratique, le phénomène totalitaire est un donné moderne qui vient après la société démocratique. Il suppose un nivellement des conditions, le poids déterminant de l’opinion, la dissolution des repères de la certitude. Comme l’a montré Hannah Arendt, la loi positive – ajoutons-y la loi naturelle – est remplacée par la loi de la nature au sens de race dans le nazisme et par la loi de l’histoire au sens de la classe dans le léninisme stalinien. Il en résulte une suppression des critères habituels du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, du bien et du mal.

Il faut donc se demander sérieusement si le relativisme qui règne aujourd’hui dans nos sociétés démocratiques ne prépare pas la voie à des phénomènes de négation de la démocratie, l’islamisme étant manifestement un de ceux-là. Il est fascinant devoir les partisans du relativisme s’indigner des réactions que provoque leur attitude. Ils se font alors moralistes alors qu’ils dénoncent habituellement la morale. Ils dénoncent comme réactionnaire toute pensée qui se contente de rappeler qu’une société démocratique fondée sur la liberté et l’égalité ne peut durablement tenir que s’il y a un accord sur les valeurs qui permettent de vivre ensemble dans la même société. Disons-le une dernière fois : la sécularisation de nos sociétés est un phénomène inéluctable et positif à condition que la loi naturelle reconnue par la rationalité séculière soit le ciment de ces sociétés.

Jacques Rollet

(13) Voir notre communication « Laïcité, religion, sécularisation », in La modernité contre la religion ? ( J. Lagrée et Ph. Portier, dir. ), PUR ( Presses Universitaires de Rennes ), 2010.

(14) Édité par Mendieta et Van Antwerpen, Columbia University Press, 2011.

(15) Théorie de l’agir communicationnel, Fayard, 1987 et L’avenir de la nature humaine, Gallimard, 2002.

(16) Voir notre Notice « Habermas » in : Ph Capelle (dir.), Philosophie et théologie à l’époque contemporaine, Anthologie, tome IV, Vol. 2, p. 303-312.

(17) I. Berlin, Éloge de la liberté, Calmann-Lévy, 1990.

(18) Cité par J.Rollet in Religion et politique, Le Livre de poche, p 230.

(19) G.Marcel, Essai de philosophie concrète, Gallimard, 1967, p. 34.

(20) J.Rollet, La tentation relativiste, p. 94-97.

(21) K.Popper, La quête inachevée, Pocket, 1989, p. 254 et suivantes.

(22) P. Foot, Le bien naturel, Labor et Fides, 2013.

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