[Retrouvez ici la troisième partie de cet article]
Jacques Maritain est celui qui, dans la tradition thomiste, a le plus réfléchi sur le bien commun. Pour ce faire, il livre d’abord sa conception du rapport : personne et société.
Il a élaboré par ailleurs, à la fin du livre L’homme et l’État, une charte démocratique qui fait penser à la notion de « consensus par recoupement » qu’élaborera plus tard John Rawls.
C’est dans le texte Les droits de l’homme et la loi naturelle (10) qu’on trouve les réflexions les plus synthétiques sur ces sujets. Il y écrit : « L’homme est un individu qui se tient lui-même en main par l’intelligence et la volonté » (p. 132). Il est, en tant que personne, un tout, mais un tout qui est ouvert. La société est naturelle au sens où il appartient à l’homme d’être un être social. La société est donc un « tout de touts ». En d’autres termes, elle a une consistance parce qu’elle est constituée de personnes qui ont leur propre consistance (ce que Maritain appelle : un tout).
C’est sur ces bases que Maritain nous livre sa présentation du bien commun : le bien de la société n’est pas le bien individuel ou la collection des biens individuels. La finalité de la société est le bien commun de celle-ci, donc le bien du corps social en tant qu’il est constitué de personnes humaines ; c’est la bonne vie humaine de la multitude, des personnes comme totalités. Il est par conséquent commun au tout – la société -, et aux parties – les personnes. Le bien commun implique l’accession des personnes à leur vie de personnes et à leur liberté d’épanouissement.
Ainsi le premier caractère du bien commun est la redistribution aux personnes (il s’agit des biens, des valeurs, pas des biens matériels). Le deuxième caractère concerne l’autorité dans la société : le bien commun est le fondement de l’autorité sur des hommes libres. Le troisième caractère concerne la moralité intrinsèque : la justice et la rectitude morale sont intrinsèques au bien commun. Il suppose donc le développement des vertus dans la masse des citoyens et par conséquent une loi injuste n’est pas une loi (cette affirmation fait partie de la tradition catholique en théologie morale). Maritain récuse ainsi le totalitarisme où la personne n’est qu’une partie de la société et le libéralisme absolu où la personne se prend pour le tout.
Un développement illustre parfaitement la problématique de l’auteur : « La personne humaine s’engage toute entière comme partie de la société politique, mais non pas en vertu de tout ce qui est en elle et de tout ce qui lui appartient. En vertu d’autres choses qui sont en elle, elle est aussi toute entière au-dessus de la société politique. Il y a en elles des choses, – et les plus importantes, et les plus sacrées – qui transcendent la société politique et qui attirent au-dessus de la société politique l’homme tout entier, – ce même homme tout entier qui est partie de la société politique en vertu d’une autre catégorie de choses. Je suis partie de l’État en raison de certaines relations à la vie commune qui intéressent mon être entier; mais en raison d’autres relations à des choses plus importantes que la vie commune, il y a en moi des biens et des valeurs qui ne sont pas par l’État ni pour l’État et qui sont en dehors de l’État. » (p. 140). La tension entre la personne et la société est appelée à se perpétuer. Maritain articule la personne avec ses parcours : la famille, la société civile, la société politique et au-delà, l’Église. Ce dernier terme différencie sa démarche de celle de Hegel, à laquelle elle semblait s’apparenter dans cette énumération qui fait penser aux Principes de la philosophie du droit .
Une société d’homes libres a ainsi quatre caractères : elle est personnaliste (Maritain connaît la pensée de Mounier) ; elle est communautaire au sens où la personne a besoin de la communauté politique ; elle est pluraliste car elle réclame la pluralité de sociétés autonomes au sein de la grande société. Enfin, elle est théiste ou chrétienne, mais ceux qui ne croient pas peuvent collaborer s’ils croient à la dignité de la personne, étant entendu que le bien commun temporel ne doit privilégier aucune religion.
La société est donc une association pour une œuvre commune : ce disant, Maritain récuse le libéralisme bourgeois et la communauté de type germanique qui a besoin d’un ennemi (la critique vise sans doute Carl Schmitt que Maritain connaissait et avec lequel il avait pris ses distances). Dans son grand livre L’homme et l’État , il développe l’idée d’une charte démocratique qui rassemblerait les principales valeurs attachées aux droits de l’homme. Ces valeurs, pense-t-il, peuvent être partagées par des hommes qui n’ont pas la même philosophie ou idéologie. On pense inévitablement à la notion de « consensus par recoupement » de Rawls qui dans Le libéralisme politique (11) sous la formule : Overlapping consensus, pense qu’on peut mettre de côté les doctrines substantielles qui fondent notre agir pour s’entendre sur des valeurs démocratiques.
La différence entre les deux auteurs réside cependant dans le fait que Maritain ne parle pas de neutralité en terme de valeurs comme le fait Rawls (voir nos critiques dans La tentation relativiste p. 95-97). C’est un point que nous reprendrons plus loin. Auparavant un détour par la Doctrine sociale de l’Eglise peut être utile pour traiter du statut du libéralisme et de l’État-Providence.
Il n’est pas possible de traiter ici de tous les aspects de cette Doctrine sociale. Le texte le plus significatif et le plus pertinent pour notre propos est celui de l’encyclique Centesimus annus publié par Jean-Paul II en 1991. Elle est écrite après les bouleversements de l’année 1989. Le paragraphe 13 (les paragraphes sont numérotés) traite de l’erreur anthropologique du socialisme, ce qui concerne la notion de bien commun. Pour le socialisme, l’individu est un simple élément, une molécule de l’organisme social, de sorte que le bien de chacun est tout entier subordonné au fonctionnement du mécanisme économique et social, tandis que par ailleurs, il estime que ce même bien de l’individu peut être atteint hors de tout choix autonome de sa part, « hors de sa seule et exclusive décision responsable devant le bien et le mal ». Il en résulte une déformation du droit qui est chargé de définir la sphère d’exercice de la liberté et un refus de la propriété privée. Jean-Paul II donne alors la vision de l’Eglise :
« Le caractère social de l’homme ne s’épuise pas dans l’État, mais il se réalise dans divers groupes intermédiaires, de la famille aux groupes économiques, sociaux, politiques et culturels qui, découlant de la même nature humaine, ont toujours à l’intérieur du bien commun, leur autonomie propre. » La vision ici présentée par l’Église est au fond, celle du libéralisme économique et aurait eu l’agrément de Tocqueville par exemple.
La pape voit d’ailleurs dans l’athéisme la cause première de cette conception erronée de la personne humaine qu’a le socialisme. Il prolonge sa réflexion sur ces mêmes bases dans le paragraphe 14 : la lutte des classes qui absolutise le conflit a sa racine dans l’athéisme ; elle est une doctrine de la guerre totale dans laquelle une idéologie et un parti doivent absolument s’imposer par le mensonge, la terreur, le meurtre. Le mauvais usage du théologico-politique apparaît ici clairement . Il y a bien un lien intrinsèque entre le nazisme et le stalinisme d’un côté et l’athéisme de l’autre, point qu’oublient étonnamment les adversaires de la religion. Ces deux totalitarismes ont persécuté le christianisme en Allemagne et en Union Soviétique.
Jean-Paul II en vient alors à la responsabilité de l’État. Il doit apporter sa contribution à la bonne marche de la société concernant la vie économique directement ou indirectement ; indirectement suivant le principe de subsidiarité en créant les conditions favorables au libre exercice de l’activité économique, directement suivant le principe de solidarité « en imposant pour la défense des plus faibles, certaines limites à l’autonomie des parties qui décident des conditions de travail, et en assurant dans chaque cas un minimum vital au travailleur sans emploi » (paragraphe 15).
C’est dans le paragraphe 4 que nous pouvons trouver la position de Jean-Paul II sur l’économie. Notons d’abord la reconnaissance explicite de l’utilité du marché : » Il semble que, à l’intérieur de chaque pas comme dans les rapports internationaux, le marché libre soit l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins » (paragraphe 34). Le paragraphe suivant souligne la légitimité de la lutte contre un système économique « entendu comme méthode pour assurer la primauté absolue du capital, de la propriété des instruments de production et de la terre sur la liberté et la dignité du travail de l’homme » (paragraphe 35), mais le socialisme est tout aussi nettement refusé car il n’est qu’un capitalisme d’État.
La suite du texte définit l’entreprise comme devant mettre en œuvre le profit qui a un rôle pertinent. L’État a pour tâche « d’assurer la défense et la protection des biens collectifs que sont le milieu naturel et le milieu humain dont la sauvegarde ne peut être obtenue par les seuls mécanismes du marché.» (paragraphe 40). La position du pape sur le capitalisme est équilibrée : « Si, sous le nom de ‘capitalisme’ on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s’il serait peut-être plus approprié de parler d’ «économie d’entreprise», ou d’ «économie de marché», ou simplement d’ « économie libre ». Mais si par « capitalisme », on entend un système où la liberté dans le domaine économique n’est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l’axe est d’ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative» (paragraphe 42).
L’économie de marché est donc consacrée par cette encyclique, ce qui constitue un donné nouveau. Il nous faut considérer également pour notre recherche sur le bien commun, le paragraphe 48 intitulé « Droits et devoirs de l’État ». Première affirmation : l’économie de marché ne peut se dérouler dans un vide institutionnel, juridique et politique. Elle suppose au contraire, que « soient assurées les garanties des libertés individuelles et de la propriété sans compter une monnaie stable et des services publics efficaces ». On notera que le pape prend position sur des fonctionnements concrets de l’État: stabilité de la monnaie, efficacité des services publics. Cela est nouveau dans l’écriture des encycliques et représente un atout majeur en termes de crédibilité. Les prises de position de l’Eglise sont généralement trop vagues et ne s’inscrivent pas dans le réel, dans l’effectivité au sens de la Wirklichkeit de Hegel. Le pape ajoute que ce n’est pas à l’État d’assurer directement l’exercice du droit au travail car dans ce cas, il contrôlerait toute la vie économique. C’est aux individus et associations de faire respecter ce droit.
L’État par contre doit intervenir pour empêcher que se créent des situations de monopole. Le pape en vient alors au constat de l’élargissement du cadre des interventions de l’État, appelé alors » Etat du bien-être « Des excès ou des abus ont amené des critiques qui ont parlé alors de l’ « État de l’assistance ». Les dysfonctionnements repérés viennent selon Jean-Paul II d’une conception inappropriée des devoirs spécifiques de la puissance publique. Cela advient lorsque le principe de subsidiarité n’est pas respecté, principe selon lequel le niveau supérieur ne doit pas intervenir au niveau inférieur en enlevant à ce dernier ses compétences.
Voici le jugement de l’encyclique : « En intervenant directement et en privant la société de ses responsabilités, l’État de l’assistance provoque la déperdition des forces humaines, l’hypertrophie des appareils publics, animés par une logique bureaucratique plus que par la préoccupation d’être au service des usagers, avec une croissance énorme des dépenses. En effet, il semble que les besoins soient mieux connus par ceux qui en sont plus proches ou qui savent s’en rapprocher, et que ceux-ci soient plus à même d’y répondre » (paragraphe 48). Ce texte est décisif pour établir la différence entre l’État-providence et le bien commun auquel il est souvent identifié. Le texte pionnier de Pierre Rosanvallon La crise de l’État-providence (12) avait déjà noté que la solidarité bureaucratique et anonyme allait provoquer le discrédit sur son propre fonctionnement.
Notons pour terminer cette présentation que le pape s’oppose à une conception de la démocratie qui fonctionnerait dans le cadre d’une neutralité en termes de valeurs : « On tend à affirmer aujourd’hui que l’agnosticisme et le relativisme sceptique représentent la philosophie et l’attitude fondamentale accordées aux formes démocratiques de la vie politique, et que ceux qui sont convaincus de connaître la vérité et qui lui donnent une ferme adhésion ne sont pas dignes de confiance du point de vue démocratique, parce qu’ils n’acceptent que la vérité soit déterminée par la majorité, ou bien qu’elle diffère selon les divers équilibres politiques. » ( 46 ). Inutile d’insister sur ce point. Nous l’avons déjà abordé et notre ouvrage La tentation relativiste y a été consacré. Mais la question n’est pas réglée. La loi sur le mariage pour tous le prouve abondamment. C’est en fait la question sociologique de la sécularisation qui est posée.
Jacques Rollet
(10) Jacques Maritain, Christianisme et démocratie Suivi de Les droits de l’homme, Desclée De Brouwer, 2005.
(11) John Rawls, Le libéralisme politique, PUF, 1995.
(12) Pierre Rosanvallon, La crise de l’État-Providence, Seuil, 1981.