Retrouvez ici la deuxième partie de cet article.
II : Pertinence du bien commun
La première partie de notre investigation nous conduit aux apports nécessaires, que nous livrons en commençant par celui de Thomas d’Aquin. Il s’est inspiré d’Aristote qui écrivait : « Quand le détenteur unique de l’autorité ou le petit nombre, ou la masse gouvernent en vue de l’intérêt commun, ces constitutions sont des constitutions correctes, tandis que les gouvernements qui ont en vue l’intérêt particulier soit d’un seul, soit d’un petit nombre, soit de la masse sont des déviations des types précédents. »
(Les Politiques, III, 7) . Le bien commun est donc le principe et la finalité de la politique.
Thomas d’Aquin a élaboré sa réflexion sur la politique en reconnaissant au politique, c’est-à-dire à la dimension politique de l’existence, un rôle essentiel dans l’édification de la société. Tout repose sur la conception de la loi telle qu’elle est développée dans la Somme théologique. La conception thomiste représente une avancée souvent méconnue par rapport au stoïcisme. La loi appelée « éternelle » n’est pas autre chose que la raison divine en tant qu’elle est principe de gouvernement de toutes choses. Mais elle s’actualise d’une manière particulière en ce qui concerne l’homme, être intelligent et volontaire. C’est ce qu’on appelle la loi naturelle.
La phrase qui la définit vaut la peine d’être citée car elle bat en brèche les conceptions mécanicistes associées à l’idée de nature : « Parmi tous les êtres, la créature rationnelle participe d’une manière plus excellente à la providence divine, dans la mesure où étant participante de cette providence, elle est providente pour elle-même et les autres créatures » (Somme théologique, Prima secundae, question 91, article 2 ; traduction du texte latin par Jacques Rollet).
Le précepte fondamental dégagé par la raison est qu’il faut faire le bien et éviter le mal. Les lois humaines sont les déterminations particulières des préceptes dans chaque culture. On comprend que dans cette conception très élaborée de la loi naturelle, la nature chez Thomas d’Aquin ne désigne pas le corps humain et les lois de sa physiologie, mais l’homme en tant qu’intelligence et volonté, capable d’être auto-provident. La volonté de Dieu ne peut donc faire l’objet d’une réception passive ; l’expression « volonté de Dieu » recouvre une élaboration humaine désignant par métaphore le fait que l’homme est appelé à agir de façon sensée et moralement bonne.
L’ordre de la politique est celui dans lequel la justice se subordonne toutes les vertus pour que s’établisse le bien commun. Thomas reprend ici des éléments qu’il reçoit d’Aristote : l’homme est un être social par nature. Il ne peut vivre et s’accomplir qu’avec d’autres, d’où le caractère spécifique de la communauté politique ; elle est le lieu où peut se réaliser le bien terrestre de l’homme. Il lui faut à sa tête une autorité unique pour veiller au bien de l’ensemble et maintenir l’unité.
Ce bien de l’ensemble appelé « bien commun » repose sur le fait que la cité est plus que la somme de ses parties. La définition du bien commun est difficile à livrer tant est subtile l’élaboration de Thomas. Ce bien est celui du tout, de la cité, mais il n’est pas séparable du bien des personnes. Il est supérieur au bien des particuliers mais il n’est pas pour autant une entité transcendant les citoyens. Il ne les réduit jamais au rang de moyens, car il est au service des personnes. Il désigne un mode d’exister ensemble rendant possible la vie vertueuse de la multitude. Il est donc la finalité de la politique. Sa mise au point va résulter d’un recherche menée par l’intelligence appliquée au bien-vivre des hommes entre eux.
Il n’est pas inutile pour la présentation de cette notion chez Thomas, de citer deux phrases qui semblent s’opposer ; voici la première : « Chaque personne individuelle a rapport à la communauté entière comme la partie au tout » (Somme théologique, II-IIae, Question 64, article 2) et voici la seconde : « L’homme n’est pas ordonné à la société politique selon lui-même tout entier et selon tout ce qui est en lui. » (Ibid., I-IIae, Question 21, article 4). La vérité est que l’homme s’engage tout entier dans la société politique mais pas selon lui-même tout entier. La personne reste transcendante par rapport à la société.
Cette réflexion très élaborée sur le bien commun se met en œuvre également concernant le pouvoir politique et la recherche du meilleur régime. Pour lui, l’État (le regimen : l’acte de gouverner) est nécessaire car la communauté politique doit trouver son unité, son principe de gouvernement, mais il n’est légitime que s’il est au service du bien commun. La souveraineté repose donc toute entière dans le corps politique comme tel et non dans le prince qui n’est qu’un agent de sa mise en œuvre. Le gouvernement ne doit donc pas tendre au bien privé de celui qui l’exerce.
Attentif à la cohérence et à la prévention des divisions, Thomas déclare que le gouvernement d’un seul est meilleur pour faire l’unité que le gouvernement de plusieurs, mais il est conscient du fait que la tyrannie est le pire des régimes. Il faut donc que le gouvernement soit à la fois le gouvernement d’un seul, de plusieurs et de tous, ce qu’exprime la Somme théologique dans ce texte de référence : » Il résulte que le pouvoir le mieux constitué est celui qui repose sur un chef suprême ayant sous lui des ministres ou chefs subalternes classés suivant leur mérite. Un tel pouvoir appartient en particulier à tous les membres de la cité ou de la nation, soit parce que tous peuvent y être élevés, soit parce qu’ils ont tous le droit d’élire leurs chefs. Il en est ainsi d’un État qui réunit les avantages de la royauté d’abord, puisqu’on y reconnaît un chef unique, de l’aristocratie ensuite, puisque les meilleurs citoyens en partagent l’exercice, de la démocratie enfin, un gouvernement du peuple, puisque les chefs peuvent être choisis même dans les classes populaires, et que tout le peuple participe à l’élection. » (Prima secundae, question 105, article 1).
Dans la réponse aux objections, Thomas ajoute que le chef de l’État lui-même doit être désigné par le peuple, quelle que soit la forme du régime. La consistance humaine et naturelle du régime est telle, à ses yeux, qu’un chef non chrétien doit être obéi car le droit divin n’annule pas le droit humain. De même le prince apostat doit rester en place, sauf s’il viole le droit humain. Il rejette donc très nettement l’interprétation augustinienne de l’adage selon lequel tout pouvoir vient de Dieu (Omnis potestas a Deo).
Le pouvoir politique trouve son fondement dans le droit humain élaboré par la raison. C’est la raison pour laquelle il refuse d’appeler sédition la résistance au tyran. Il est normal de renverser un tel pouvoir si la situation qui en résultera a toutes chances d’être meilleure que le statu quo. Le politique et la politique chez Thomas d’Aquin sont donc la médiation indispensable pour la vie bonne de la communauté humaine et pour l’accomplissement de la volonté de Dieu. Mais jamais la médiation ne doit se prendre pour la fin. C’est alors le règne du totalitarisme.
Jacques Rollet