La science politique au défi du bien commun (1/5): les fondements du politique chez Aristote, Thomas d’Aquin et Hobbes

À la suite de nos deux études précédentes qui portaient sur l’état de la science politique en France et sur l’apport de l’étude du totalitarisme à la science politique, il nous est nécessaire de porter le questionnement jusqu’à son terme et de retrouver le lien entre science politique et philosophie politique. C’est la question du bien commun qui interroge la science politique (1). On pourra objecter que ce terme est antique ou médiéval. Nous pensons que cela ne lui ôte pas sa pertinence.

Il reste qu’il nous faut inventorier l’histoire de la pensée politique sur cette question, dans un premier temps. Cela nous permettra de mettre en valeur la pertinence de cette notion pour la vie sociale et politique contemporaines. Depuis une trentaine d’années, on s’interroge sur la gouvernabilité des démocraties dans la mesure où l’individualisme des citoyens se heurte à leur volonté d’être assistés par l’Etat-Providence (2). La question n’est généralement pas tranchée par les gouvernants parce que, et c’est le deuxième problème, la politique moderne affiche la neutralité de l’Etat comme un dogme intangible. Ce dogme de la neutralité engage les théoriciens du politique tels que Rawls à nous dire que les doctrines compréhensives, celles qui donnent une vision substantielle de la société et des valeurs, doivent être laissées de côté dans le débat public. Il en résulte que la question du bien commun est passée par pertes et profits. C’est précisément ce qui semble inacceptable à un nombre croissant de théoriciens et de citoyens. On l’a vu en France avec les manifestations pour la famille et contre le mariage homosexuel.

Il nous faut donc, dans une première partie, inventorier la question centrale de la philosophie politique posée de façon magistrale par Leo Strauss (3) : Peut-on se passer de la notion de droit naturel au sens antique du terme, et s’engager avec Hobbes et Rousseau dans la modernité politique selon laquelle la souveraineté peut évacuer la question de la vérité ?

I : Les fondements du politique

Pierre Manent dans son livre La cité de l’homme (4), a bien montré à quel point les philosophies politiques de la modernité s’éloignaient de la tradition aristotélicienne. Il en est résulté un déplacement de la problématique politique. L’individu, ses droits et ses désirs passe avant la Cité.

Or Aristote dans Les politiques, nous a dit autre chose : ce qui fait la cité, c’est la politeia, c’est-à-dire la constitution au sens du régime. Il s’agit non seulement du sens contemporain de texte régissant les rapports de l’exécutif, du législatif et du judiciaire, mais du mode de vie qui en résulte pour la société. Un régime politique réside donc dans une certaine interprétation de ce qui est juste et, dans la pensée d’Aristote, le juste est également le bon ou le bien. Il ne sépare pas les deux notions comme le fait Rawls. Pour ce dernier le juste est de l’ordre du procédural mais est neutre quant aux conceptions du bien présentes dans la société. Nous aurons l’occasion de reprendre en seconde partie cette question essentielle.

Aristote, et c’est capital, prend au sérieux le point de vue du citoyen sur la cité. Cela rejoint ce que Kant, Arendt mais également Orwell, disent du sens commun (5). Le citoyen est capable de porter un jugement sur le tout de la vie commune qu’est la cité. C’est ce que pensait également Leo Strauss. Aristote s’engage alors dans une analyse comparée des différents régimes: monarchie, oligarchie, démocratie. Les oligarques pensent : « À chacun selon son capital ». Quant aux démocrates, ils réduisent la cité à une alliance défensive contre ce qu’ils estiment être injuste. La cité doit viser le bon et le juste, en échappant à la partialité des partis (dirait-on aujourd’hui).

Pour Aristote, le juste est à la fois une sorte d’égalité selon l’opinion des démocrates et une sorte d’inégalité selon l’opinion des oligarques. Un régime politique va donc se définir par la manière dont il tranche la question, car le politique est l’objet d’une indétermination que rien ne peut abolir. Le pouvoir politique est l’élément qui permet à chaque bien d’exister, de vivre avec les autres biens. La tâche de l’État est précisément de préserver et promouvoir le bien commun. C’est le bien sans lequel les autres biens ne pourraient être présents dans le monde humain. L’élément constituant de la cité n’est donc pas la volonté des hommes mais les différents biens que la volonté peut vouloir.

Thomas d’Aquin va reprendre la problématique d’Aristote pour élaborer les notions essentielles de loi naturelle et de bien commun. Nous y viendrons dans la seconde partie. Il nous faut d’abord revenir aux auteurs qui constituent les « vagues de la modernité » selon Leo Strauss. Nous nous attachons aux deux premières. Elle commence avec Machiavel, que Strauss considère comme le fondateur de la philosophie politique moderne. Machiavel abaisse les critères de l’action sociale et politique. Il reproche à la religion chrétienne de poser trop de questions aux forts, culpabilisant ceux qui sont sans scrupules. La morale doit se conjoindre avec l’immoralité et il faut entendre par bien commun, les objectifs effectivement suivis par toutes les sociétés : la liberté par rapport à la domination étrangère, la stabilité, la prospérité, la gloire. Cela justifie tous les moyens car il n’y a pas d’autre vérité que ce qui sert l’existence des cités. Le prince a donc intérêt à ce que les hommes soient sociables. Il s’agit de manipuler l’homme. Nous sommes selon Strauss, en présence d’une première version de l’utilitarisme.

Hobbes appartient à cette première vague de la modernité. Son ouvrage le plus célèbre : Le Léviathan (1651) est écrit dans le contexte des guerres de religion mais le dépasse totalement. Nous lui devons l’idée « d’état de nature ». C’est une fiction destinée à rendre compte de l’existence de la société politique et du pouvoir qui la régit. Hobbes nous dit que dans cet état, l’homme est livré à lui-même et risque d’être attaqué et tué par d’autres d’où la fameuse formule : Homo homini lupus (« L’homme est un loup pour l’homme). Afin de voir sa vie protégée, il va s’associer avec les autres membres de la société pour remettre le pouvoir qu’il a de se protéger à un tiers, qui va devenir le pouvoir politique. Ce représentant va faire exister le peuple en sa personne. Le peuple existe parce qu’il est représenté. Il n’a pas d’existence avant cette institution d’un pouvoir qu’il va appeler Léviathan, monstre qu’on trouve dans le livre de Job. Cette image nous indique clairement que ce pouvoir n’a rien de particulièrement sympathique. Hobbes lui assigne paradoxalement une limite. Puisqu’il a pour devoir de protéger la vie des membres de la société, il ne peut exiger d’eux qu’ils risquent la mort. Ils peuvent donc refuser d’aller à la guerre. Hobbes a toutes les peines du monde à justifier la peine de mort qu’il préconise cependant. Les citoyens n’ont pas donné le pouvoir au Léviathan mais ils lui ont laissé !

Hobbes est dans l’ambiguïté quant à la relation entre l’acteur politique et l’auteur. Il écrit : « C’est l’unité  de celui qui représente, non l’unité du représenté, qui rend une la personne. Le représentant est donc l’acteur, et le représenté est l’auteur. Il y a donc un droit de l’auteur, auquel l’acteur est subordonné» (6).  Il y a en fait un renversement de la relation : l’acteur politique devient l’auteur : « Il n’est donc pas seulement indispensable que la loi soit signifiée, mais aussi qu’il existe des signes adéquats indiquant son auteur et son autorité. Qui est l’auteur, c’est-à-dire le législateur, cela est censé être connu dans chaque République de façon manifeste : c’est en effet le souverain, lequel ayant été institué par le consentement de chacun est censé être adéquatement connu de chacun. » (7).

C’est donc le souverain devenu auteur qui autorise les sujets et autorise les lois. L’autorité de la loi réside dans le commandement du souverain. La souveraineté chez Hobbes n’appartient plus au peuple mais au Léviathan, au pouvoir politique. C’est un premier problème majeur. Le second réside dans sa formule bien connue : « Auctoritas, non veritas facit legem« . Cette affirmation a une portée considérable qu’a bien relevée Leo Strauss. La question de la vérité est évacuée de la philosophie politique. La loi n’ayant plus de rapport à la vérité, puisque la notion de loi naturelle n’est plus pertinente, il en résulte que la seule « vérité »  qui tienne est celle du législateur. C’est la position exprimée par les tenants du positivisme juridique dont le principal représentant fut Hans Kelsen qui a pu écrire : « Du point de vue de la science juridique, le droit (Recht) sous le régime nazi était le droit. Nous pouvons le regretter mais nous ne pouvons nier que ce fut le droit » (8).

Une telle position qui révulse le sens commun et le sens moral est logiquement déduite d’un principe grossièrement erroné qui a été exprimé en 1981 à l’Assemblée nationale française par le député socialiste Laignel lorsqu’il a déclaré à l’adresse d’un député de Droite :  » Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaire « . Dans cette phrase, la vérité juridique dépend de la majorité. C’est terrifiant et intellectuellement pitoyable. Il faut toujours revenir à ce fait que les Droits de l’homme ont toujours fait l’objet de déclarations et non d’un vote. Le positivisme juridique n’a rien à opposer aux lois nazis comme le reconnaît Kelsen. Comme nous l’avons montré dans l’étude précédente, on comprend d’autant mieux la nature de la démocratie qu’on comprend ce qu’est la logique totalitaire. Mais cela signifie que le pouvoir du peuple ne peut pas être absolu comme l’a bien montré Jacques Maritain. Il est limité précisément par les Déclarations des droits de l’homme.

[À suivre…]

Jacques Rollet

 

(1) : Voir G.Papini et Jean Leca, Les démocraties sont-elles gouvernables ?, Economica, 1985.

(2) : Ibid. Voir l’article de J.Leca sur La gouvernabilité et la conclusion Perspectives démocratiques.

(3) Leo Strauss, Droit naturel et histoire, Flammarion, 1954.

(4) Pierre Manent, La Cité de l’homme, Fayard, 1994.

(5)  Voir à ce sujet nos développements dans La tentation relativiste ou la démocratie en danger, DDB, 2007, pp. 21-26.

(6)  T. Hobbes, Le Léviathan, Sirey, 1971, p. 177.

(7) Ibid., p. 291.

(8) J. Rollet, Le libéralisme et ses ennemis, DDB, 2012, p. 43.

 

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