3° L’indépassable démocratie
La science politique se juge à la manière dont elle aborde la question de la démocratie comme régime et comme culture, au sens que lui donnait Tocqueville quand il parlait de « l’état social « des démocraties. Deux orientations opposées se dégagent et résultent de l’opposition entre deux démarches sociologiques : celle de Bourdieu ou apparenté pour qui la démocratie politique est un leurre et celle des pluralistes pour lesquels cette même démocratie politique est un acquis incontestable. Nous distinguons quatre temps dans notre approche qui a pour ambition d’élucider les problèmes posés : la nature de la démocratie politique, l’apport de Jürgen Habermas, le libéralisme culturel comme problème, la non-démocratie locale.
1) La nature de la démocratie politique
Nos démocraties occidentales régies par le système représentatif et l’État de droit, mais également par la souveraineté du peuple, donnent lieu à deux lectures : une que nous pouvons appeler constitutionnaliste, et l’autre populiste. Rappelons l’énoncé de l’article 3 de la Constitution de la Vème République française : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » Cette dualité rend possible les deux lectures : le populisme au sens le plus générique peut s’appuyer sur l’existence du référendum régi par l’article 11 : après tout, c’est le peuple qui est souverain ; il n’a donc pas besoin d’intermédiaires ; est sous-jacente la conviction que le peuple a plus de bon sens que les élites politique et «culturelles » qui gravitent au sein de la Rive gauche parisienne.
Ce qu’on appelle ici le constitutionnalisme, déclare que l’État de droit fondé sur les déclarations des Droits de l’homme, limite le pouvoir du peuple. Sur ce point cette conviction est incontestable. La phrase de Laignel à l’adresse d’un député de Droite en 1981 : « Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaire » est l’expression la plus horrible du populisme des représentants ! Il ne s’agit pas du populisme du peuple mais de celui, falsifié, des représentants dans la mentalité des IIIème et IVème Républiques.
Il reste que le peuple en donnant le pouvoir à une assemblée peut porter atteinte aux droits de l’homme. Selon la logique de Laignel, le nazisme est consacré par le peuple Allemand en 1933. Et Kelsen dans la logique de son positivisme juridique, déclare que les lois hitlériennes sont légales et donc légitimes (22) ! Il est évident que l’État de droit conteste frontalement ce populisme là. On retrouve ce que disait Jacques Maritain, à savoir que le peuple n’est pas souverain absolument. Mais il reste vrai également que les représentants n’ont pas à interdire au peuple de donner ses préférences, ce qui légitime selon nous le référendum d’initiative populaire qui n’existe pas en France. Ajoutons que la majorité des partis politique en France, est hostile à la pratique du référendum, avec une argumentation selon laquelle les représentants sont plus sages que le peuple. C’est une affirmation parfaitement contestable et on peut d’ailleurs soutenir l’idée du tirage au sort des membres de l’Assemblée nationale : 577 personnes tirées au sort selon la méthode des quota: répartition géographique, âge , sexe, catégories socio-professionnelles, feraient preuve d’autant de capacité de jugement et de choix que 577 membres de partis politiques !
Par contre, le populisme qui refuse toute représentation pour s’en remettre à un leader est contestable et contradictoire, car le leader est alors un représentant. L’élection présidentielle de 2012 conjoint ces deux variantes du populisme : un rappel du pouvoir du peuple et une contestation de l’Etat de droit et du pouvoir européen (institutions de l’Union Européenne).
2) L’apport de Jürgen Habermas
Habermas est un sociologue et philosophe important dont l’œuvre s’étend désormais sur 50 ans. Nous n’aborderons que son apport à la théorie politique concernant la démocratie. Son œuvre majeure Théorie de l’agir communicationnel (23), publiée en Allemagne en 1981 et en France en 1987, est extrêmement ambitieuse puisqu’elle a pour objectif de constituer une théorie de la société en même qu’une théorie de la sociologie.
Pour plus de précisions nous renvoyons à nos travaux (24). Concentrons–nous sur l’agir qu’il nomme « communicationnel ». Habermas partant des distinctions de Weber, nous dit que l’AC (agir communicationnel) se distingue évidemment de l’agir instrumental et de son équivalent en politique, l’agir stratégique. Il s’agit alors d’employer les moyens les plus efficaces pour parvenir à une fin. L’AC ne vise pas à être efficace ni à l’emporter sur le concurrent politique. Il vise l’entente entre personnes ou entre groupes. Il est constitué quand s’engage un échange, par trois rapports : au monde objectif, au monde social, au monde subjectif. Le monde objectif est le monde extérieur et engage la question de la vérité : combien y a-t-il de chômeurs en France en 2012 par exemple. On doit pouvoir s’entendre sur cette question et traiter des critères différents utilisés. Le monde social est celui des normes régissant les comportements en société. Si on constate une divergence, il faut savoir pourquoi elle existe, quelle est la racine du problème, quelles valeurs différentes fondent ces normes ou leur contestation. Enfin, le monde subjectif est celui de l’intériorité de chacun et de sa manifestation : quand je discute avec quelqu’un, est-ce que je dis ce que je pense intérieurement ou est-ce que je dis le contraire pour tromper l’autre ?
Ces trois données de la communication jouent un rôle déterminant dans la reproduction symbolique de ce qu’Habermas appelle « le monde vécu ». Il distingue en effet dans son élaboration théorique le système et le monde vécu. Le système est constitué par le politico-administratif et par l’économique. Le premier a comme médium, le pouvoir, le second a comme médium, l’argent. Le monde vécu est l’ensemble de la culture quotidienne des membres de la société qui se reproduit par l’AC. Habermas pense que la reproduction matérielle du monde vécu opérée par le politique et l’économique, détruit peu à peu ce monde dans sa symbolique ; en d’autres termes, la puissance de l’agir instrumental porte atteinte à l’AC. Depuis ce grand texte, l’auteur est devenu moins radical et pense que le droit tempère l’aspect corrosif du système (25).
L’apport d’Habermas à la théorie politique nous semble plus substantiel que celui de Rawls en ce qui concerne la gestion de la pluralité des opinions en société démocratique. Rawls en effet pense qu’on peut atteindre ce qu’il nomme un overlapping consensus, c’est à dire un consensus par recoupement entre idéologies ou religions différentes. Pour simplifier, il considère qu’un accord sur les valeurs des démocraties – par exemple les droits de l’homme – peut être obtenu entre familles de pensée différentes.
Habermas pense que cette approche se facilite trop la tâche ; il faut que les idéologies ou religions différentes débattent entre elles. L’accord ou le constat de désaccord doit être explicite. Habermas est un universaliste alors que Rawls au fond, est quelque peu relativiste puisqu’il considère qu’il n’y a pas à entrer dans l’étude des divergences. Cette attitude paresseuse trouve aujourd’hui ses limites avec le problème du refus des droits de l’homme par les islamistes, et même par tout musulman qui prend au sérieux le texte du Coran. Dans la conception musulmane de l’Umma, l’individu comme tel n’existe pas. Il doit se plier aux lois de la communauté. Or ceci n’est pas compatible avec le principe de la liberté de conscience et de religion qui est au cœur des déclarations des Droits de l’homme américaine ou française.
3° Le problème du libéralisme culturel
Habermas s’est confronté à l’avance à la question du libéralisme culturel et à son relativisme latent. Il postule comme son collègue Apel qu’on peut parvenir à la vérité au terme d’une discussion rationnelle. Une telle position oblige celui qui la tient à reconnaître l’existence de données universelles concernant la nature humaine, ce qui conduit à l’idée d’une loi naturelle exprimant ce que doivent être les conduites humaines. On sait que c’est au cœur de la pensée de Thomas d’Aquin et plus près de nous, de Jacques Maritain et de Leo Strauss.
Habermas était a priori fort éloigné de cette philosophie quand il a écrit la Théorie de l’Agir Communicationnel mais il a évolué. Dans L’avenir de la nature humaine (26), il nous dit que l’espèce humaine doit être protégée et il refuse le diagnostic pré-implantatoire fait pour des raisons de convenance, en disant qu’un enfant qui découvrirait à l’adolescence qu’il a été programmé par ses parents dans ses caractéristiques physiques, ne serait plus jamais libre. Dans son dernier livre Entre naturalisme et religion (27), il distingue « la sécularité » comme instituant une société de libre débat, du « sécularisme » qui est le refus de toute intervention des religions dans le débat intellectuel et politique.
Il est significatif et disons-le, réconfortant de voir un rationaliste moderne comme Habermas, reconnaître l’apport possible des religions, à l’élaboration d’une éthique universaliste. Or il est très difficile de faire admettre cela chez les enseignants et chercheurs français en science politique ; on en trouvera une dizaine pour l’admettre contre deux cents pour le refuser. C’est dire à quel point la tradition républicano-marxiste est puissante et ne se conforme pas à l’universalisme dont elle dit, malgré tout, se réclamer. Le libéralisme culturel se développe si on se fie aux sondages : les Français sont désireux qu’on légalise l’euthanasie, favorables au « mariage homosexuel », considèrent que l’avortement est un droit, etc.
La tâche du politologue n’est pas de dire que tout cela représente un progrès évident comme on l’entend souvent de la part par exemple des protagonistes de La Grande table (émission de France-Culture dans laquelle sont invités régulièrement Éric et Didier Fassin). On se demande où est la neutralité axiologique officiellement professée par ces sociologues et politologues pour dénoncer les jugements de valeurs. Quand ils vont dans le sens du libéralisme culturel et donc du relativisme, alors il ne s’agit plus de jugements de valeur mais… de progrès … Comprenne qui pourra.
La démocratie, comme le disait Tocqueville, est menacée par la tyrannie de la majorité comme tyrannie de l’opinion. Le culte exacerbé en France, de l’égalité, fait que ces mouvements d’opinion ne sont jamais dénoncés alors qu’ils portent atteinte aux valeurs qui permettent le vivre-ensemble. On retrouve ici la question de la politéia, et donc du meilleur régime, ce qui inclut chez Aristote, les mœurs et pas seulement les dispositions juridiques. La science politique est invitée à retrouver la grande tradition d’étude du meilleur régime.
4° La démocratie locale
L’étude de la démocratie passe par l’examen de la vie politique locale. La France se singularise à cet égard par plusieurs traits : nombre des communes, empilement des structures (commune, intercommunalité, département, région, auquel il faudrait ajouter les « pays « dont on ne parle plus). La démocratie n’est pas respectée dans l’intercommunalité puisque les Communautés de communes, les Communautés d’agglomération et les Communautés urbaines ont des conseils qui ne sont pas élus au suffrage universel direct. Ils lèvent des impôts importants et les citoyens-contribuables ne peuvent pas les sanctionner.
De plus, comme il ne s’agit pas de collectivités territoriales mais d’E.P.C.I. (Ètablissement Public de Coopération Intercommunale), il est possible pour les présidents de cumuler ce poste avec les deux mandats, par exemple de parlementaire et d’élu local (maire d’une commune de plus de 20000 habitants, conseiller général, conseiller régional). Les présidents et vice-présidents sont, de plus, rémunérés. Ajoutons que le pouvoir du maire dans sa commune est exorbitant puisqu’il est à la fois chef de l’exécutif et chef de la majorité, si bien que pendant 6 ans, l’opposition est totalement dénuée de pouvoir. Il n’y a pas de contre-pouvoir au plan municipal, ce qui est un déni de démocratie. Il serait bon que la science politique s’empare de ces questions. Depuis le numéro 60 de la revue Pouvoirs, on n’a pratiquement rien sur un donné important de la démocratie au quotidien (28).
Conclusion
Au terme de cette présentation succincte de l’état de la science politique en France et de la mise en valeur d’enjeux majeurs, il apparaît que le relativisme est à la base de la plupart des problèmes relatifs au statut des sciences sociales au France. Lié à une apparente neutralité axiologique (affirmée mais non pratiquée), il engendre chez ses tenants, un refus de toute philosophie politique et même de toute théorie politique. Le couple bourdieusien « dominants-dominés » envahit toute la démarche et devient un paradigme toujours posé, jamais vérifié d’une manière qui se prêterait à la falsification telle que la réclame Karl Popper. La stérilité des études produites et leur caractère répétitif finiront peut-être par épuiser ce filon qui fait vivre un certain nombre de chercheurs et d’enseignants en empêchant souvent les plus doués d’accéder à ces fonctions.
Quousque tandem … ?
Jacques Rollet
[Cet article a été publié en avril 2012 dans la revue Incursions.]
(22) Voir : J. Rollet, Le libéralisme et ses ennemis, Op. cit. p. 43.
(23) J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987.
(24) J. Rollet, La tentation relativiste, Op. cit. ch 4 et J. Rollet, Habermas et la théorie politique, Pouvoirs n° 53 : pp. 109-123.
(25) J. Habermas, Droit et démocratie. Paris, Gallimard, 1992.
(26) J. Habermas, L’avenir de la nature humaine, Paris, Gallimard, 2001.
(27) J. Habermas. Entre naturalisme et religion. Paris, Gallimard, 2008.
(28) Pouvoirs n° 60, La décentralisation.