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Les années 80 et 90 ont vu se développer deux controverses liées au nazisme. La première dite « Querelle des historiens » s’est déroulée en Allemagne. La seconde, liée à l’ouvrage de Daniel Goldhagen (7) s’est étendu bien au-delà de ce pays.
Les principaux documents de la controverse entre intellectuels et journalistes allemands sont disponibles dans l’ouvrage Devant l’histoire (8). On y trouve les noms de grands historiens et politologues du nazisme tels que Nolte, Fest, Hillgruber, Stürmer, Jäckel, Mommsen, Broszat, Bracher. Celui qui a déclenché la controverse est Jürgen Habermas, sociologue et philosophe mondialement connu. Il a accusé trois de ces historiens (Nolte, Hillgruber et Stürmer) de vouloir réintégrer le nazisme dans la trame de l’histoire allemande en le banalisant, avec des arguments fallacieux. Nolte est le plus connu et sans doute le plus ambigu. Dans un texte qu’on peut trouver dans le volume Devant l’histoire, il déclare que c’est le marxisme qui est responsable de la violence dans les sociétés industrielles.
Au XXème siècle, la terreur déclenchée par la Révolution soviétique et portée à son paroxysme par Staline, a suscité peu de réactions en France, en Angleterre et aux États-Unis. Il n’en a pas été de même en Allemagne, plus proche de l’U.R.S.S. Il en arrive à écrire : « Auschwitz ne résulte pas principalement de l’antisémitisme traditionnel, il ne s’agissait pas au fond d’un simple « génocide », mais bien plutôt d’une réaction, elle-même fruit de l’angoisse, suscitée par les actes d’extermination commis par la révolution russe » (Devant l’histoire, pp. 20-21). Pour Nolte, le génocide juif est moins le fait des Allemands que d’une situation géographique et d’une provocation des Bolchéviks !
Comme le note très bien Edouard Husson (9), Nolte veut détacher la question du massacre de celle de savoir qui est massacré. Le génocide des juifs est occulté. Pour lui, la République de Weimar est une République de Bonn qui n’a pas eu de chance, parce qu’une menace communiste beaucoup plus forte qu’en 1980 a entraîné une réaction plus forte au sein de la société libérale. Le fascisme des nazis a été cette réaction. Toute notion de responsabilité allemande est diluée et il va jusqu’à écrire que les actes commis sous le national-socialisme avaient déjà été décrits au début des années vingt : déportations et fusillades de masse, tortures, camps de la mort, élimination physique de groupes entiers. À la seule différence du gazage, les soviétiques ont anticipé les crimes nazis et ceux-ci au fond n’ont été qu’une réponse. Il est scandaleux de considérer la violence de la société allemande comme justifiée par la violence soviétique et cela suscitera l’indignation d’Habermas, indignation qui va s’alimenter par la lecture des écrits de Stürmer et d’Hillgruber.
Michael Stürmer est un spécialiste de la période bismarckienne mais également éditorialiste et conseiller du chancelier Kohl. Il refuse la coupure de 1945 et avec elle l’idée que l’Allemagne avant cette date se serait réellement distinguée de ses voisins :
« La montée de Hitler provient des crises et catastrophes qu’a subies une civilisation sécularisée, se précipitant de nouveau départ en nouveau départ, et dont la marque était la perte d’orientation et la vaine recherche des certitudes. De 1914 à 1945, les Allemands ont été livrés à un torrent de la modernité tel qu’il anéantit toute tradition, rendit pensable l’impensable et fit de la barbarie un système de gouvernement. C’est pour cette raison qu’Hitler put triompher, qu’il put s’approprier la Prusse et le patriotisme, l’État et les vertus bourgeoises et qu’il put les corrompre ». (Op. cit. pp. 25-27). Stürmer s’en prend à l’extrême-gauche et à la gauche ouest-allemande qui veut entretenir la culpabilité sur le passé nazi. Là encore, la spécificité du nazisme est occultée.
Le troisième historien mis en cause par Habermas est Andreas Hillgruber, spécialiste du nazisme. Ce dernier justifie l’action des soldats Allemands sur le front oriental dans l’hiver 1944-1945 qui luttèrent pour la continuation du régime nazi contre l’Armée Rouge. Il oppose l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. Ceux qui fomentèrent l’attentat contre Hitler appliquèrent la première et les soldats du front de l’Est la seconde. Il les justifie ainsi et il ajoute : « Une identification avec les vainqueurs qui approchent – et, pour l’Est, cela signifiait l’Union Soviétique, l’Armée Rouge – n’était pas possible. Le concept de « libération » implique une identification de ce genre avec les vainqueurs et naturellement, elle a sa pleine justification pour les victimes du régime national-socialiste libérées des camps de concentration et des prisons. Mais, rapporté au destin de la nation allemande considérée comme un tout, il est inapproprié. » (Op. cit. pp. 23-24).
On comprend qu’un auteur tel que Jürgen Habermas ait été choqué par de telles problématiques. Il est impossible, nous dit-il, d’intégrer le nazisme dans la trame de l’histoire allemande ; c’est pourtant ce qu’essaient de faire les auteurs présentés ci-dessus. Nous devons, dit-il à ses compatriotes, repartir sur d’autres bases en construisant une identité post-conventionnelle, c’est-à-dire : réflexive et non héritée, d’où sa proposition d’un patriotisme constitutionnel : « Le seul patriotisme qui ne fasse pas de nous des étrangers en Occident est un patriotisme constitutionnel. Un engagement ancré dans des conditions favorables aux principes constitutionnels universalistes, n’a malheureusement pu se forger dans la nation culturelle des Allemands qu’après-et à travers-Auschwitz. Quiconque entend par d’aussi vaines formules (que « l’obsession de la culpabilité » de Michael Stürmer), effacer la honte que cette réalité nous a mise au front, quiconque entend rappeler les Allemands à une forme conventionnelle d’identité nationale, celui-là détruit la seule base solide de notre attachement à l’Ouest. » (10)
L’historien Christian Meier livre dans ce même recueil (Devant l’histoire), un texte très riche dans lequel, sous une autre formulation, il parvient aux même conclusions qu’Habermas : « Toute réflexion historique doit partir du fait qu’on ne saurait tenter de nier, ni même de faire passer à l’arrière-plan, ce qui s’est passé. La conscience historique des Allemands doit, une fois pour toutes, passer par celle du caractère sans exemple, sans équivalent, des crimes que nous avons commis pendant ces douze années ». (11)
Autrement dit, on ne peut faire l’impasse sur ce qui s’est passé, c’est ce que dit Meier et conséquemment cela suppose de forger un patriotisme constitutionnel, et c’est ce que dit Habermas. Il entend par-là un attachement à la constitution démocratique, à l’État de droit et aux droits de l ‘homme.
Habermas est sorti vainqueur de ces débats, mais cela a mis au jour l’existence de deux écoles sociologiques et historiques dans l’étude du nazisme en Allemagne et au-delà : on distingue désormais les « intentionnalistes » et les « fonctionnalistes ».
Les premiers, dans une démarche de sociologie compréhensive, s’efforcent de mettre à jour l’intention des acteurs, à savoir Hitler et son entourage : Himmler, Göring, Heydrich, Goebbels, mais aussi Eichmann (12). Pour ces auteurs (Bracher, Jäckel par exemple), les nazis avaient bien l’intention d’exterminer les Juifs et ils l’ont fait.
Pour les fonctionnalistes (Broszat, Kershaw par exemple), le nazisme a été un phénomène complexe dans lequel se sont croisés des pouvoirs et des anarchies multiples. L’extermination des Juifs n’a été au fond décidé par personne. Ce fut un processus graduel et Hitler n’a pris aucune décision formelle. Une telle problématique a suscité l’indignation de Daniel Goldhagen qui a publié en 1996 aux États-Unis l’ouvrage traduit en français dès 1997 sous le titre : Les bourreaux volontaires de Hitler, les Allemands ordinaires et l’holocauste (Éd. du Seuil).
L’auteur est alors un jeune professeur de science politique à l’université d’Harvard. Son ouvrage va avoir un retentissement international et sa tournée de conférences lors de la publication allemande va attirer des milliers d’auditeurs, particulièrement des jeunes. Il va se heurter au mépris des historiens allemands qui vont lui reprocher son incompétence avec la morgue des Herr Professor Doktor. Ils n’ont pas apprécié qu’un jeune juif américain ait plus de succès qu’eux, alors qu’ils travaillaient sur ce sujet depuis des années. Nous conseillons l’excellent dossier constitué alors par la revue Le Débat dans son numéro de Janvier-février 1997 (n° 93).
Pour se faire une idée précise de la thèse de Daniel Goldhagen, le mieux est de citer un passage clef :
« Toutes les explications traditionnelles doivent être rejetées au profit d’une autre : une explication qui, d’abord, affronte les demandes de compréhension qui viennent d’être énumérées, prenant en compte les actes des bourreaux, leur identité et celle de leurs victimes, et qui, ensuite, reconnaisse que les bourreaux étaient des êtres actifs, que leurs actes ont été tout à fait extraordinaires et que leurs victimes étaient des êtres humains. La seule explication qui convienne est celle qui montre qu’un antisémitisme démonologique, dans sa variante violemment raciste, était le modèle culturel de ces agents de l’holocauste et de la société allemande en général. Selon cette conception, les bourreaux allemands approuvaient ces massacres de masse qu’ils commettaient, ils étaient des hommes et des femmes qui, fidèles à leur profondes convictions antisémites, à leur credo culturel, considéraient le massacre comme juste. » (Op. cit. p. 388).
Goldhagen a travaillé comme Browning sur les bataillons de police constitués de soldats Allemands qui étaient souvent des rappelés et qui ont tué et torturé alors qu’ils pouvaient refuser de le faire. Ils photographiaient ce qu’ils faisaient et envoyaient les clichés à leurs femmes !
Dans sa réponse aux auteurs publiés dans Le Débat, Goldhagen précise son explication contre ceux qui l’accusent de donner dans la monocausalité. L’holocauste s’est produit en Allemagne parce que trois facteurs ont agi conjointement : en premier lieu, les antisémites les plus virulents de l’histoire se sont emparés du pouvoir d’État et ont voulu mettre en œuvre leur fantasme meurtrier. En outre, ils ont agi dans une société « où leur opinion sur les Juifs était, pour l’essentiel, largement partagée ». Le troisième facteur réside dans le fait que seule l’Allemagne « se trouvait dans une situation géo-militaire permettant d’accomplir un tel génocide. » (Le Débat p. 179).
Pour l’auteur le large consentement des Allemands a rendu possible le génocide. Sans lui, les deux autres facteurs n’auraient pas suffi. Goldhagen récuse l’accusation d’essentialisme qui a été portée contre son livre : “Dire que les Allemands étaient majoritairement antisémites dans les années trente n’est pas plus essentialisant que de dire que les Allemands sont aujourd’hui majoritairement attachés à la démocratie. »
(p. 181). Il ajoute fort justement que dans l’analyse des massacres plus récents au Rwanda, en ex-Yougoslavie, au Cambodge, il est dit que les tueurs croyaient que ce qu’ils faisaient était juste. Pourquoi dit-on le contraire pour les Allemands responsables de l’holocauste ?
Goldhagen a mis le doigt sur un problème essentiel : la plupart des historiens allemands qu’on peut classer parmi les fonctionnalistes ne se sont jamais préoccupés du point de vue des victimes du nazisme. Ces victimes ne sont pour eux qu’une variable parmi d’autres. Il suffit de repérer ce phénomène pour comprendre à quel point une science historique ou politique qui « fonctionne» de cette manière échoue à être véritablement une science humaine…
Jacques Rollet
(7) Daniel Goldhagen, Les bourreaux volontaires de Hitler, Paris, Éd. du Seuil, 1997.
(8) Collectif, Devant l’histoire, Cerf, 1988.
(9) Édouard Husson, Une culpabilité ordinaire, Hitler, les Allemands et la Shoah, F.X.de Guibert, 1997, p 114.
(10) Op. cit. p. 58.
(11) Op. cit. p. 41.
(12) : Voir notre compte-rendu de l’ouvrage : H.Arendt – J.Fest : « Eichmann était d’une bêtise révoltante », Projet en ligne, Janvier 2014.